Des os sauvés des eaux

Première partie

 

Le 20 juin 1988, sans le savoir, deviendra l’une des journées les plus importantes de ma vie, alors âgé de 43 ans, et ce, depuis 18 jours seulement.  En effet, au milieu de l'après-midi, la météo annoncée est de la chaleur, avec une grande possibilité d'orages violents en début de soirée et c'est sur ces informations pertinentes que je m'apprête à quitter la maison pour m'orienter vers le lac St-Pierre avec mon embarcation moteur en empruntant la Petite rivière Yamachiche, se déversant dans ce cours d'eau vaste et magnifique.

 

Mon métier de pêcheur commercial m'oblige à régulièrement me promener sur cette mer intérieure, laquelle possède plusieurs visages, selon la température ambiante qui influence ses humeurs, passant du calme miroir aux violentes vagues tout en ayant une gamme d'expressions plus ou moins agréables entre les extrêmes; les légers frissons d'eau sur l'onde et les "moutons", correspondant à de l'écume blanche, résultat des véloces vents, sont deux de ces manifestations naturelles et il faut très bien connaître ces éléments lorsqu'on s'aventure sur ce lac imprévisible.

 

La canicule de ce jour, avec déjà une légère pellicule d'humidité qui envahit l'air des environs, est inconfortable pour le corps, l'accablant quelque peu.  En soutirant aux pores de celui-ci d'innombrables gouttelettes d'eau sous la forme de sueur devenant presque suette, tellement elles deviennent abondantes et incessantes, la nécessité que je boive régulièrement pendant mon travail est primordiale et j'ai pris la précaution d'apporter assez d'eau pour me désaltérer, n'ayant rien à craindre de ce côté.

 

Les inquiétudes devraient plutôt provenir du ciel mais pour le moment, les nuages sont épars et nullement dangereux dans ce plafond naturel; je débute donc la vérification des engins de pêche, plus au large, soit éloignés des berges pour constater que leur installation au matin est adéquate.  Dans un second temps, je me dirige avec la barge aux filets de pêche afin de récolter les poissons s'y trouvant et dès que j'arrive au premier de ceux-ci, en coupant le contact du moteur, je m'interroge.

 

Mes yeux, levés au firmament, captent des signes inquiétants, correspondant à un soleil éclatant au sud et à des nuées pâles, accompagnées de longues colonnes d'humidité se côtoyant, telles des chutes coulant dans le lac, à l'ouest.  Ce contraste est un signe avant-coureur d'un orage, d'autant plus, qu'immédiatement au nord-ouest, de gros nuages noirs menaçants s'avancent à l'horizon à une vitesse respectable, présageant le pire; je me dis que j'ai encore un peu de temps pour œuvrer et je poursuis.

 

Quelques instants plus tard, occupé à enlever le contenu d'un verveux (filet), un éclair déchire la voûte céleste, suivi d'un coup de tonnerre pour voir l'événement se reproduire à quatre ou cinq autres occasions dans un court laps de temps; en plus, la pluie se met de la partie, dans un lent début par un arrosage d'eau rafraîchissante en cette chaleur écrasante.  Mais soudainement, l'inquiétude me prend en songeant que les cerceaux des nasses sont fabriqués avec des tiges de fer et qu'ils sont en contact avec l'eau lorsque je les touche, réel potentiel de danger lorsqu'un éclair frappe la surface aqueuse; je décide d'interrompre la récolte des poissons pour aussitôt retourner au domicile car le vent prend rapidement de la force sous le ciel très bas et gris au nord-est.

 

Cette manifestation éolienne, en provenance du nord-ouest, a surgi au-dessus des arbres de l'embouchure de la Petite rivière Yamachiche, résultat des nuées noires précédemment décrites, pour envahir, sans avertissement et avec de plus en plus d'intensité, les eaux du lac.  Tentant de contourner la sortie de la rivière qui devient l'entrée lorsqu'on se trouve sur le lac, les algues flottantes aux multiples tentacules prenant naissance au fond sablonneux, s'enroulent autour de l'hélice du moteur, l'immobilisant instantanément.  Dès que je m'apprête à relever celui-ci pour enlever cette végétation indésirable, le devant de la chaloupe se soulève sous les premières rafales de vent, lesquelles la font pivoter sur elle-même pour l'envoyer dans le sens opposé, soit vers l'est.

 

C'est à ce moment précis que je réalise la gravité de la situation et que ma vie est en danger car les éléments naturels sont déchaînés et hors de tout contrôle.   Je tente, tant bien que mal, à garder les charges violentes du vent dans mon dos, permettant au petit bateau de demeurer à flots dans une relative stabilité mais, ces instants sont tellement effroyables que je suis persuadé, tôt ou tard, de voir ce dernier chavirer car dans ma tête de simple être vivant de cette planète, il est impossible que ça n'arrive pas face à la colère démesurée des "dieux naturels" de la terre.

 

Ne sachant pas nager et sans ceinture de sauvetage dans la barque, ce ne sont pas les minutes que je compte à vivre dans ce monde mais plutôt les secondes; en tenant la poignée du moteur hors-bord tout en ayant continuellement un œil sur le réservoir d'essence pour l'utiliser comme bouée de secours en cas de besoin (ce qui est certain dans mon esprit), les assauts du vent me frappent dans le dos, ce qui est obligatoire pour ne pas renverser.

 

Le temps s'est arrêté, le tout se passant presque au ralenti, voyant la pluie forte et fine, venue des nuages, être propulsée en ligne droite et ce, au-dessus de ma tête, sans retomber dans le lac et aller se perdre je ne sais où, tellement la tempête est puissante; d'autre part, l'eau du lac, que je vois aux flancs de l'embarcation, est arrachée de celui-ci pour se joindre à la pluie et la suivre, bien malgré elle:  c'est abominable !  Je suis figé et mon cœur semble ne plus battre, devant autant d'incertitudes quant à la durée de cet orage dévastateur et au résultat final, espérant à peine voir un dénouement heureux, confirmant que je m'en sortirais vivant; pour le moment, je regarde passer la tornade car c'en est réellement une, à ne pas douter.

 

À ma grande surprise, après trois longues minutes, lesquelles m'ont paru une éternité, le vent et la pluie diminuent sensiblement pour laisser paraître un ciel un peu plus clair, ce qui me donne la chance de mettre le contact au moteur et de me diriger plus au large de la "Petite baie" afin de ne pas retourner dans les algues à la surface du plan d'eau.  Cette manifestation hors du commun de la nature a été telle que toutes les perches des filets de pêche, plantées avec une inclinaison vers l'ouest, ont été renversées du côté est, situation jamais survenue auparavant.

 

Arrivé à l'embouchure de la rivière par le côté ouest, soit par la "Grande baie" où un canal d'une largeur de près de trois mètres fait le lien entre le lac St-Pierre et cette dernière, il m'est impossible de le trouver, l'eau ayant rempli les abords vaseux, lesquels se déguisent en rivière prolongée.  Tellement fier de me présenter à proximité dudit canal et enfin hors de danger, malgré la reprise de la pluie et cette fois, torrentielle, je sors de la barque et, à gué, je tire celle-ci avec vigueur en croyant être dans le ruisseau et après dix mètres à avancer avec énergie, je m'échoue sur le sable, m'obligeant à rebrousser chemin et constater que j'étais à moins d'un mètre de mon but; à ce moment, les poissons, composés essentiellement de crapets-soleils, de perchaudes et de barbottes brunes, accompagnés de quelques écrevisses, nagent tous dans l'embarcation, contenant au moins huit centimètres du liquide descendu des ondées.  Avec cette charge additionnelle, je réalise que seul mon énervement m'a permis de traîner ce "poids lourd" car en temps normal, il m'aurait été impossible de réussir cet exploit, si je peux dire.