DE L’INCONSCIENCE À LA PEUR

 

              Au milieu des années 1980 et ce, dans les premiers jours d’octobre, période la plus productive pour la capture de l’Esturgeon jaune à la ligne dormante, je prends l’initiative au début d’une de ces soirées (de plus en plus courtes en clarté) de prendre le large; même si c’est avec un peu d’hésitation que je le fais, puisqu’un puissant vent de l’est souffle continuellement, je sais, par contre, que l’actuelle présence des hautes et interminables vagues sont moins dangereuses que celles plus courtes de l’ouest, ces dernières cependant beaucoup plus agressives sur les flancs de l’embarcation.

 

               Ce qui me pousse à me rendre près de la voie maritime et ce, à environ quatre kilomètres du rivage, est la très grande possibilité d’une pêche lucrative par la capture de plusieurs esturgeons et de taille supérieure à la moyenne, car le vent de l’est empêche les gros spécimens de se libérer en remontant vers l’ouest le jeu de vingt-cinq pieds de corde laissée à l’extrémité de la ligne; parfois même, un individu de ces poissons s’enroule dans ce lousse et le rend prisonnier. À tout événement, le risque en vaut la peine et je pars pour mon travail sur les eaux tumultueuses du lac St-Pierre : plus j’avance vers le large, plus les vagues augmentent, mais ça ne m’impressionne nullement.

 

                Arrivé à destination, soit à proximité de la voie maritime, je dois me rendre à la cinquième et dernière ligne dormante, située à l’est de la lignée et pour ce faire, il faut que je fasse face aux grosses et longues vagues habituelles, en provenance de Pointe-du-Lac; dès que je tourne la chaloupe et que je me lève la tête, un frisson me passe par tout le corps en voyant un gigantesque déplacement d’eau de plus de vingt pieds de haut s’avancer vers moi et je réalise dans quel pétrin je suis présentement.

 

                 Une seule solution s’impose et c’est de demeurer calme tout en me servant de mon expérience; alors, je laisse, impuissant, l’énorme volume d’eau passer sous la barque et monter celle-ci (avec moi dedans!) à vingt pieds dans les airs, pour aussitôt la redescendre et me retrouver encore dans la même tourmente (et dire que j’ai plus d’un kilomètre à parcourir de cette façon!); c’est stressant et surtout apeurant, car une seule fausse manœuvre et c’est la fin. Je suis prêt à relever le défi, du fait que je suis sur les lieux : ça prendra le temps qu’il faut!

 

                 Après un bon quinze minutes de montagnes russes dans ces monstrueuses vagues, en ayant placé l’embarcation dans des angles appropriés à la situation et en ayant conduit le moteur avec le plus de dextérité possible par des changements fréquents de vitesse, j’arrive finalement à la « bride » (la corde de surface à la perche) de la cinquième ligne et je peux, enfin, respirer un peu mieux! C’est une situation exceptionnelle, car la corde maîtresse de chaque ligne est trop remontée vers l’ouest et les hameçons s’enchevêtrent souvent, ce qui complique le décrochage des esturgeons; en plus, il n’est pas assuré que chaque ligne va retrouver sa position normale au courant, sur le fond du lac.

 

                 De toute manière, après deux longues heures de travail, dont le résultat est mitigé avec moins de poissons capturés que mes prévisions, je retourne lentement à la maison, laissant œuvrer les vagues sous la chaloupe, lesquelles vagues m’ont réellement fait peur et surtout inquiété à mon arrivée, confronté pendant plusieurs minutes au colossal et puissant mur d’eau en perpétuel mouvement; c’est maintenant du passé, mais c’est aussi dorénavant gravé à jamais dans ma tête.