LA MÈRE INQUIÈTE

Article de Michel Bourassa

 

Une aventure unique en son genre s'est produite par une matinée splendide de juin, avec une cane colvert et le tout débute ainsi.  Dans ma récolte de poissons, je m'oriente vers la rive de l'anse où se trouvent deux filets de pêche et je m'apprête à saisir la première nasse dont la partie supérieure est hors de l'eau, ce qui me permet de voir immédiatement des canetons bien vigoureux, collés les uns contre les autres.  En prenant soin de ne pas trop les apeurer, je prends le verveux en son centre pour l'appuyer sur la chaloupe et, à cet instant précis, une cane colvert surgit des joncs, prise de panique et se promenant de long en large en avant de moi tout en lâchant des cris de désespoir.  Je réalise vite que c'est la mère et je me fais un devoir d'accélérer le processus de remise à l'eau de sa progéniture en enlevant le plus rapidement possible le contenu du filet sans même le réinstaller, ce qui habituellement est fait.  Il y a sept petits canards qui se promènent partout dans la barque et un à un, je les remets doucement à leur mère qui, à chaque fois, va reconduire le jeune à l'entrée des herbes aquatiques pour revenir chercher le suivant jusqu'à ce que je termine l'opération de sauvetage.  Mais voilà qu'il se passe quelque chose d'anormal car elle continue de se promener en criant tout en me regardant.  Pourtant, je lui ai rendu toute la famille.  Je tasse ma pelle à l'arrière de l'embarcation pour en trouver un autre qui avait réussi à se camoufler.  Je lui rends donc ce huitième caneton tout en demeurant perplexe:  est-ce que les canards savent compter?  Farfelue comme pensée?  Peut-être pas.

Maintenant, je peux travailler en paix.  Mais pas encore, car après avoir raccompagné son petit dernier aux joncs, la cane revient en face de moi, tranquille, attendant que je me dirige vers l'autre verveux pour ensuite me suivre en nageant, et alors je me doute bien, en m'en allant à la rame, qu'il y a au moins un jeune canard dans l'autre filet, ce qui est le cas, le remarquant dès mon arrivée.  La cane colvert savait sûrement par instinct que j'irais à cette nasse et que je lui remettrais son rejeton, raison de son calme, ce qui fut rapidement fait.  Cette fois, le compte est bon et elle disparaît avec lui au fond de la baie rejoindre les autres membres de la famille.  Quelle aventure!  Comme mère responsable, il n'y a pas mieux…