LES ESTURGEONS PERDUS

 

Article de Michel Bourassa

 

           Le premier souvenir d’un Esturgeon jaune échappé remonte au milieu des années 1970 et ce, avec mon père; en effet, lors d’une journée très venteuse de fortes bourrasques en provenance du sud-est, le paternel et moi nous nous rendons à proximité de la voie maritime où se trouve les lignes dormantes pour la pêche à l’esturgeon. Déjà en possession d’une dizaine de poissons de cette espèce, la barque se fait joliment brasser par les nombreuses vagues, ce qui rend le travail de la pose des appâts des plus difficiles, mais l’expérience de mon père le sert bien et le tout se déroule normalement jusqu’au moment où un « monstre » apparaît. Cet énorme esturgeon doit peser au moins 110 à 120 livres (environ 50 kilos) et l’instabilité de la chaloupe dans les ondulations de l’onde, le résultat des rafales de vent, ennuie considérablement mon père dans sa préparation pour embarquer ce trophée; lorsqu’il décide à harponner le poisson avec son crochet appelé gaffe, l’embarcation s’éloigne quelque peu de celui-ci et même s’il tente désespérément de finir son mouvement pour soulever cette gigantesque prise, simultanément, elle donne un violent coup de queue dans l’eau tout en se retournant en sens inverse, arrachant la gaffe de la main gauche de mon père et ainsi s’échapper en se décrochant de l’hameçon: extrêmement frustrant pour ce dernier, lequel me regarde très déçu, après avoir perdu sa bataille et se sentant impuissant.

 

         Un autre Esturgeon jaune a réussi à trouver sa liberté à la fin des années 1970 lors d’une matinée de vent ouest, lequel vent m’obligeait toujours à commencer mon travail par la ligne dormante la plus à l’est. Avec un aide-pêcheur, assis sur le banc arrière de la barque, l’amorçage des hameçons est très ardu, ce dû à la vélocité du vent, mais soudain, mon partenaire de travail me crie qu’un énorme esturgeon vient de sauter au-dessus de l’eau tout en devenant excité; je lui demande de se calmer et, que de toute façon, cet Esturgeon de lac ne peut pas être plus gros que celui de la semaine précédente, lequel pesait 85 livres (près de 40 kilos). Alors, tout en mettant les appâts, j’approche du supposé phénomène et la ligne remonte à la surface, tout en montrant le dos impressionnant dudit esturgeon : à cet instant, je réalise la véracité des dires de mon ami, car la ligne se promène de gauche à droite et plus j’approche, plus je vois grossir la capture exceptionnelle ferrée à l’hameçon. Les frissons me prennent, me donnant la chair de poule, tout en déplaçant les objets autour de moi, afin de ne pas avoir d’obstacles me nuisant lors de l’embarquement de ce géant des eaux douces : je somme mon aide de ne pas bouger de sa place, ce dernier me disant que la queue est à deux pieds de lui, à l’arrière, tout en lui répliquant que j’ai sa tête vis-à-vis moi, à l’avant, ce qui équivaut à un « monstre » de près de 9 pieds! N’ayant jamais capturé un esturgeon avec une gaffe, je crains de l’échapper et l’image de la perte de celui de mon père me revient en mémoire, ce qui m’énerve; mais, je dois le faire et je me baisse pour le harponner. Au même moment, cet impressionnant poisson donne un coup de tête au côté opposé de la chaloupe et se dégage de l’hameçon, pour s’en aller à la surface des eaux, vers « à terre », ce qui nous laisse pantois; il avait redressé l’hameçon dans un de ses sauts au-dessus de l’eau. Dans un sens, c’était probablement la meilleure chose qu’il puisse arriver face à mon inexpérience, laquelle aurait pu conduire à un drame : dommage quand même!

 

          La présente situation se présente dans la même période, soit fin 1970, lorsqu’un esturgeon jaune me joue un sale tour au centre du lac Saint-Pierre et ce, dans le chenal du Nord. À peine rendu au troisième empile de la deuxième ligne dormante, ligne encore molle à cause des 25 pieds supplémentaires de corde laissés à chacune d’elles (lignes), j’aperçois une très large tête d’esturgeon montée assez rapidement vers la surface, ce tout près du flanc de la chaloupe et directement en avant de moi; cette tête suit les empiles mais elle est beaucoup trop près de l’un des hameçons et je réalise que ce fameux poisson n’est pas pris, car dès les secondes suivantes, le corps de ce magnifique spécimen d’origine des plus lointaines passe sous le « maître » de la ligne pour aller disparaître plus loin, dans les profondeurs du lac. J’aurais aimé qu’il soit ferré car, à ce moment, j’avais l’expérience nécessaire afin de le hisser à bord.

 

          Au début des années 1980, un cas des plus inusités s’est présenté près de la voie maritime, ce sur une des lignes à esturgeon. Ayant à peine levé la ligne à l’est, soit dans sa partie la plus « lousse », un navire passe au même moment pour faire d’énormes vagues après son passage tout récent; à peine deux minutes que ces gigantesques déplacements d’eau font monter la barque dans les airs tout en ayant la ligne maîtresse dans mes mains. Mais, en regardant vers l’ouest, je repère un esturgeon d’au moins 40 livres qui sort de l’eau, suspendu à une empile, et s’il sort complètement de cet élément, j’ai peur que son poids le fasse décrocher de l’hameçon en lui déchirant la gueule; ma crainte devient réalité lorsque je le vois tomber à l’eau et alors, je rage contre le passage inopportun de ce bateau de marchandises. À ma grande surprise, en arrivant à l’empile en question (corde retenant l’hameçon), je remarque que l’hameçon s’est cassé juste en-dessous de l’œil, soit au point d’attache de la corde, laquelle l’avait fait rouiller : le cargo n’était pas le seul responsable.

 

           Cette prochaine expérience d’un esturgeon perdu sera la dernière puisqu’elle se passe dans le milieu des années 1980, soit quelques saisons estivales avant l’abolition de la pêche commerciale à la ligne dormante pour la capture de l’Esturgeon de lac, ce  en 1988. À la dernière journée de pêche à l’esturgeon, en octobre, en compagnie de mon aide-pêcheur, nous allons enlever les « grandes lignes » tout en arrachant chacune des perches les retenant, ce avec l’aide du moteur, car elles sont profondément enfoncées dans la vase.

Ayant déjà retiré une ligne complète, au tiers de la seconde, un esturgeon jaune se manifeste, soit pour une première capture et comme la ligne n’est attachée qu’à un endroit, soit en haut du courant, il est plus difficile de connaître la taille du spécimen; on ne paie rien pour attendre, car à notre arrivée près de lui, il se montre rapidement dans sa prestance et sa vigueur, ne cessant de plonger et de remonter dans des tentatives d’évasion : il doit peser environ 80 livres, soit plus de 35 kilos. Dès cet instant, je donne les directives à mon aide pour la capture de ce matamore des lacs, soit d’agir rapidement à mon signal et non après, car il est des plus fringants; figé sur place, au moment exact d’agir à une remontée, je lui ordonne de plonger l’épuisette à l’eau mais, une hésitation d’une seconde retarde son geste et l’esturgeon arrive sur le cerceau, en haut, pour y coincer l’hameçon le retenant, assez pour lui permettre de se détacher en se retournant sur lui-même. Enragé noir d’avoir perdu un poisson d’une valeur d’au moins $150.00, je décide de passer ma frustration sur la perche à arracher en l’enlevant à mains, soit en la brassant dans tous les sens, ce qui a pris au moins dix minutes, m’obligeant à décupler mes énergies et me permettant de me défouler amplement tout en me calmant, à la fin; drôle d’expérience, quand même!